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Afghan Dream : le rêve afghan selon Sandra Calligaro

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06/11/2015 | Benjamin Favier

Le travail de Sandra Calligaro, en tant que photojournaliste, est indissociable de l’Afghanistan, où elle a longtemps vécu.

À tel point que lorsqu’elle était de passage en France au cours de ses années afghanes, elle se penchait sur le sort des migrants, en provenance de ce pays, miné par de nombreuses guerres depuis des décennies. Son projet Afghan Dream, un portrait des classes moyennes afghanes façonné sur le long terme, est sur le point de paraître sous la forme d’un livre. La sortie est prévue pour le mois de janvier, mais il est disponible en prévente sur la plate-forme de financement participatif Ulule pendant un peu plus d’un mois. L’occasion de faire le point avec l’auteure sur son parcours afghan, alors qu’elle est revenue vivre en France cette année. Cet entretien date du mois de juin dernier : nous avons alors rencontré Sandra dans les locaux de l’ONG Solidarités, à Kaboul, à l’occasion d’un séjour en Afghanistan. Chez elle…

Présentation

- Tu as vécu de nombreuses années en Afghanistan. Pourquoi cette destination ?

J’ai vraiment habité là pendant six ans, entre 2008 et 2013. À 25 ans, je suis arrivée comme ça. Je débutais. J’ai voulu renouer avec un fantasme d’adolescente, être correspondante de guerre. Il y avait du boulot, plein d’histoires à raconter. Il faut en même temps être à 100 % dans ce que l’on fait. À cette époque-là, j’étais fière de dire que je vivais en Afghanistan. En 2008 c’était la crise, mais ici ça marchait, c’était le Far West…
Depuis deux ans, je fais des allées et venues. Je pensais avoir fait le tour de la question. Mais en fait, j’ai toujours envie de continuer, de savoir ce qu’il va se passer pour ces gens que j’ai photographiés. Plus on reste longtemps, plus on se demande ce qu’il va se passer pour ceux que l’on a rencontrés… pour lui, pour elle… Et comme le pays ne va pas mieux, on craint de partir, de peur que la situation empire et que l’on ne puisse revenir. Que va-t-il se passer ? Est-ce que ça va basculer ?

- Comment expliques-tu cet attachement si fort que tu voues à ce pays ?

Je n’avais pas prévu d’aimer l’Afghanistan. Je voulais partir dans un pays en conflit ou post-conflit. Je faisais du reportage, pas pour l’information avec un grand « I », plus pour l’aventure. Je suis comme tout le monde, je suis arrivée chargée de préjugés : la contrée de la burqa et des talibans, etc. Je pensais juste faire mon reportage. Finalement, je me suis attachée au pays. C’était aux antipodes de la manière dont j’ai été éduquée, des codes européens. C’était le Far West ! Et ça l’est toujours, même si ça a évolué en huit ans : à Kaboul il y a de l’électricité tous les jours, des immeubles, des maisons imposantes, Internet fonctionne… Auparavant, chaque douche, chaque email constituait une victoire ! Et surtout, ici on est accueilli à bras ouverts. C’est ancré dans la culture.
La première fois que je suis venue, je me baladais dans la ville et je demandais si je pouvais prendre une photo dans une boulangerie. Les gens adorent être photographiés donc ils acceptent. À la fin, je suis repartie avec un pain qu’ils m’ont offert. Ils traitent leurs invités comme des rois. Je suis tombée en rade en voiture un nombre incalculable de fois… tout le monde aide dans ces cas-là.

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Sandra Calligaro à Kaboul, en juin 2015. Photo : Benjamin Favier

- Comment décrirais-tu le pays ?

C’est un pays touchant et attachant. Ce n’est pas blanc ou noir. C’est gris, très gris, plein de paradoxes. C’est très difficile à définir. C’est mon Afghanistan. Un pays où j’ai vécu un certain nombre d’années. J’avais une maison, un chien, un cheval… Je suis encore montée ce matin sur la colline aux cerfs-volants, faire du cheval.
Cela peut paraître contradictoire, mais je ressens beaucoup de liberté ici. Je suis occidentale, j’ai un passeport, je peux partir quand je veux. Quand je porte une burqa, c’est par choix, non par obligation.

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Basir a un rendez-vous galant dans un café. Sa petite-amie est en fait sa cousine. À Kaboul, la plupart des flirts se font entre cousins éloignés ou entre collègues ; se voir dans le cadre familial ou sur son lieu de travail évite de se faire démasquer.
Kaboul, Afghanistan 2013. © Sandra Calligaro / Picturetank

- Dirais-tu que c’est plus facile pour une femme de travailler en tant que photographe dans ce pays ?

C’est plus facile pour une femme, une femme occidentale, j’entends. Surtout pour le type de sujets que j’ai choisi de traiter, principalement sociaux. En tant que femme, j’ai accès à la moitié de la population. Je peux me mettre sous une burqa ou un long voile dans une voiture : pour les fixeurs, c’est un gage de discrétion. Ils préfèrent travailler avec des femmes. On ressent toutefois un sentiment étrange en évoluant avec les Afghanes, car on se comporte comme une femme occidentale : une attitude plus proche de celle des hommes, on se sent un peu comme une créature hybride…
Chez les Pachtounes, les femmes sont invisibles : un homme n’a pas le droit de les voir ou de les photographier. Lors de ma dernière mission, pour Solidarités à Khost, j’ai pu aller les voir dans leur tente, prendre des photos. Parler le dari fait que je peux m’affranchir du traducteur, souvent masculin, qui n’a pas accès à ce genre de lieu. Le fait de parler la langue permet de gagner la confiance des Afghans et confère une certaine estime. D’autant plus qu’ils côtoient de moins en moins d’expatriés, les mesures de sécurité étant devenues très drastiques : la majorité des étrangers qui vivent en Afghanistan n’ont pas le droit de faire quoi que ce soit ! Il y a quelques années, ce n’était pas comme ça…

Il y a déjà beaucoup de photographes ‘embedded’ qui documentent cet aspect-là du conflit

- Pourquoi ne pas avoir fait de reportage auprès des forces armées ?

C’est facile de faire de « l’embed ». C’est gratuit et on obtient des images. Mais de là à le faire quand on n’est plus du tout persuadé de la noble cause de la coalition internationale et de l’OTAN et risquer sa vie sans être partie prenante… De toute façon il y a déjà beaucoup de photographes qui documentent cet aspect-là du conflit.
Si j’avais voulu documenter le versant militaire, cela aurait certainement été plus difficile, parce que les équipements sont hyper lourds et que je ne suis pas très familière des différentes hiérarchies. Je pense en revanche que cela ne pose pas de problème d’opérer dans cet univers masculin, puisque l’on évolue à leur côté sans travailler ensemble. Mais ça ne m’intéresse pas.

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Lorsqu’elle est à Kaboul, Sandra monte fréquemment à cheval, ici dans les environs de la colline aux cerfs-volants qui domine la ville, en juin 2015. Photo : Benjamin Favier

Sur place, je me suis dit que je pouvais amener un autre point de vue. Du coup, j’ai pas mal travaillé pour la presse et beaucoup pour des ONG (organisations non gouvernementales, NDLR), de manière totalement libre. J’ai aussi pas mal bossé avec l’Institut français ici. C’est tout ça qui me fait vivre. Mais depuis que je fais des allers-retours et que je suis moins présente ici, c’est un peu plus difficile. Les budgets sont de plus en plus serrés, dans tous les secteurs. Néanmoins, je gagne suffisamment pour payer mon matériel, revenir de temps en temps à Paris et financer moi-même mes sujets.

« À chaque retour en France je fais nettoyer le capteur »

- Quel matériel utilises-tu ?

J’ai un Canon EOS 5D Mark II, que j’utilise principalement avec un 28 mm et un 40 mm pour des sujets plus personnels. Pour des reportages, où il faut varier les cadrages, je me sers d’un 24-70 mm f/2,8 et d’un 70-200 mm f/2,8 que j’utilise pour des paysages ou des conférences de presse. J’aime bien le 50 mm pour les portraits. Je filme de plus en plus aussi. J’ai un pied photo que j’ai équipé avec une rotule vidéo et j’utilise aussi un monopode. J’ai un œilleton pour viser et j’aime bien le 24-105 mm f/4 qui est stabilisé, alors que je le trouve moins bon en photo. J’ai des micros HF, des micros d’ambiance avec un Tascam. Je n’ai pas acheté le Mark III, mais je vais prendre le 5DS R – mon Mark II date de 2009. J’ai tourné un documentaire pour Arte à la C100 (Afghanistan : justice pour Farkhonda, coréalisé avec Claire Billet). Une belle expérience. Mais on ne peut pas tout acheter…

- La poussière est omniprésente en Afghanistan… comment gères-tu ce paramètre ?

Dès que je change d’optique, j’essaie de passer un coup de pinceau en poils de chameaux. Je travaille rarement à diaph fermé, ça aide quand même. En vidéo en revanche, c’est très pénible : je reviens juste de Khost, destination très poussiéreuse, il est impensable de tourner dans la foulée avec le matériel… À chaque retour en France je fais nettoyer le capteur.

- Comment gères-tu tes déplacements sur le terrain ?

Je parle un peu le dari (langue principalement parlée en Afghanistan, NDLR), suffisamment pour me débrouiller au quotidien. Malgré cela, il est impossible de se déplacer seul dans le pays, et ce pour n’importe quel étranger. Qui plus est en tant que femme. On pouvait le faire, il y a dix ans. À Kaboul, c’est encore possible, cela dépend du sujet. Si c’est pour gérer des démarches administratives, rencontrer des familles, des gens, je le fais toute seule. Ce qui me donne parfois de nouvelles idées. C’est d’ailleurs comme ça que m’est venu le sujet sur les classes moyennes de Kaboul…

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À l’issue de la ballade, les Afghans lui proposent un thé sur le haut de la colline, où trône un portrait d’Ahmad Shah Massoud, le « lion du Panjshir », tué par les talibans le 9 septembre 2001. Photo : Benjamin Favier

-  Afghan Dream fait l’objet d’une parution sous la forme d’un beau-livre, peux-tu nous raconter la genèse du projet…

Je faisais simplement mes courses au supermarché. En regardant autour de moi, je constatais qu’il n’y avait pas que des expatriés ou des Afghans de la diaspora. Je remarquais des Afghans ’’lambda’’ qui avaient les moyens de faire leurs courses à cet endroit. En partant de là, je parlais avec les gens qui m’emmenaient avec eux partager leurs loisirs. Je n’ai pas les moyens d’avoir un fixeur au long cours, donc il est important d’échanger avec les gens pour trouver des idées.

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Sparghai et sa famille passent un vendredi après-midi à Qargha, une base de loisirs construite dans les années 1960, située à quelques kilomètres au sud de Kaboul. Sur une colline en contre-haut, Frough, une cousine, mime la scène de Titanic avec son fiancé, pour
la photo. Frough habite en Allemagne ; comme chaque année, elle vient passer un mois de vacances à Kaboul, pour voir ses proches. Elle peut ainsi leur ramener des produits dernier cri. Kaboul, Afghanistan 2013. © Sandra Calligaro / Picturetank

- Quel message souhaites-tu faire passer à travers ce projet ?

C’est le portrait d’une classe sociale. Il y a des jeunes, à un moment donné, qui ont voulu y croire. Ils ont envie de vivre, mais ils n’y parviennent pas vraiment. C’est une référence au rêve américain. Tous les jeunes veulent boire du Pepsi ou du Coca et avoir des Nike aux pieds. Tous les gens disaient il y a encore trois ans qu’ils voulaient rester, mais la situation est telle qu’ils veulent maintenant s’en aller en Europe ou aux États-Unis.

« Partie photographier la guerre, je reviens après toutes ces années avec des images des classes moyennes. »

- Une thématique qui fait écho aux problématiques de l’immigration, actuellement à la Une de l’actualité : tu as toi-même beaucoup travaillé sur ce sujet…

Oui, un peu avec la série Paris-Kaboul qui aborde le sujet des deux côtés : ceux qui partent, ceux qui restent. En 2009, alors que je faisais un bref retour en France, je suis allée voir les Afghans qui dormaient dans le Square Villemin, dans le 10e arrondissement de Paris. Le contact a été facile : j’arrivais de Kaboul et y retournais, je reverrais leur pays avant eux… Je suis devenue un lien potentiel entre eux et leurs familles et l’idée de donner des nouvelles et des portraits aux familles de ces migrants est venue ainsi. En est née une série en diptyque : les photos de jeunes Afghans prises dans le parc (là où ils vivaient, mais sans que cela soit vraiment visible, sauf à savoir où regarder) font écho aux photos de leurs familles, quant à elles prisent à l’intérieur des maisons.

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Au sud-ouest de Kaboul, Sharak-e Omid-e Sabz, où des jeunes viennent faire de la moto. Kaboul, Afghanistan, 2012. © Sandra Calligaro / Picturetank

- Et maintenant ? Quels sont tes projets ? Que t’inspire la sortie de ce livre ?

Même si je passe moins de temps en Afghanistan qu’avant, puisque je n’y vis plus vraiment et que je m’ouvre à d’autres pays, je continue d’y être attachée. J’y retournerai sans doute toute ma vie… Le livre est pour moi une manière de fermer un chapitre. Cela marque surtout la fin d’un long processus : partie photographier la guerre, je reviens après toutes ces années avec des images des classes moyennes.
Mais comme je le disais, ce n’est qu’un chapitre qui se ferme, je réfléchis déjà à la suite d’Afghan Dream

- Propos recueillis par Benjamin Favier

- Afghan Dream
- Par Sandra Calligaro
- Éditions Pendant ce temps
- Format 28 x 22,5 cm
- 144 pages couleur
- Couverture rigide, reliure cousue
- Papier d’art couché mat (norme FSC)
- Impression en France
- Textes en Français et en Anglais
- 39 €
- Sortie prévue en janvier 2016

Pour financer le livre Afghan Dream, une campagne de souscription est en cours, sur la plate-forme Ulule. Il reste plus d’un mois pour participer. Le livre est proposé à 29 € (soit dix euros de moins que le tarif prévu pour la sortie en librairies, en janvier 2016). Il est possible d’acheter une édition numérotée et signée par l’auteure, accompagnée d’un tirage 21 x 14 cm, lui aussi signé, pour 49 €. Ou de participer à hauteur de 300 €.

- Le site de Sandra Calligaro
- Le site d’Afghan Dream
- La campagne de souscription sur Ulule

Son parcours en 5 dates

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Sandra Calligaro à cheval, dans les environs de la colline aux cerfs-volants qui domine Kaboul, en juin 2015. Photo : Benjamin Favier

- Un soir de février 2007
« Impossible de savoir quel jour exactement… Entre deux verres un ami journaliste me dit : « Vas-y, l’Afghanistan c’est bien pour commencer. » Ces mots résonnent encore dans ma tête et c’est de là que tout est parti. »

- 22 mars 2007 
« Je débarque à Kaboul, pour un mois, initialement… »

- Dernière semaine de novembre 2009  
« Je venais tout juste de publier avec Luc Mathieu (qui était journaliste correspondant à Kaboul, à l’époque) dans Paris Match une histoire qui me tenait à cœur sur les migrants, et je revenais d’un reportage dans le Sud-ouest afghan où j’avais rencontré des talibans, passeurs… le Far West. Je venais d’atteindre, en quelque sorte, deux des objectifs que je m’étais fixés. Au final, je n’ai jamais réussi à vendre ces photos de talibans, ni le reportage dans la région. Nous avions pris des risques, ramené des infos, mais les photos n’étaient « pas assez comme ceci » ou « trop comme ça »…
Après coup, cela m’a fait beaucoup réfléchir sur ma manière de témoigner. À quoi cela sert-il de faire des photos si personne ne les voit ? Pourquoi n’intéressent-elles pas ? J’étais frustrée. Ce sont des petits événements de ce genre qui ont fait évoluer ma démarche vers une pratique d’auteure, en parallèle de mon travail pour la presse, à m’intéresser à d’autres angles, à m’ouvrir à d’autres médias. »

- 20 décembre 2012 
« Je reçois une bourse du CNAP (fond d’aide à la photographie documentaire contemporaine). C’est grâce à cette aide que j’ai pu consacrer une grande partie de l’année 2013 à la réalisation d’Afghan Dream (du moins, à ses bases, car le projet s’est étendu jusqu’en 2015). Quelques mois après, j’ai reçu la Bourse du Talent : cela ne change pas grand-chose, au final. Mais ces deux événements qui sont venus l’un à la suite de l’autre m’ont motivée pour continuer, et m’ont donné confiance en moi. Cela m’a confortée dans mes choix et c’est déjà beaucoup quand on est une photographe pleine de doutes ! »

- 11 décembre 2014 
« Attentat à l’Institut Français d’Afghanistan de Kaboul. J’étais à Paris à ce moment-là, mais j’avais collaboré avec l’IFA le mois précédent. J’ai été énormément affectée par cet attentat, l’IFA était fréquenté par la plupart des jeunes gens photographiés pour Afghan Dream… C’était un des lieux privilégiés de la capitale où ils aimaient se retrouver. J’ai eu mal pour eux, je pensais à ma jeunesse, à la leur. Quelle jeunesse ont-ils véritablement ? Quel avenir ? C’est ce qui m’a poussée à revenir passer plusieurs mois en Afghanistan entre janvier et juin 2015 et finir les prises de vues pour le livre. »

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