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Interview Stanley Greene : « Je suis toujours du côté des victimes »

28/11/2009 | Benjamin Favier

28/11/2009- À l’occasion de la sortie de Black Passport, véritable introspection sur l’ensemble de sa carrière de photojournaliste, Stanley Greene, de passage à Paris, a accordé un entretien à MDLP. Il revient sur ses reportages en Irak, en Afghanistan ou en Tchétchénie. Mais aussi sur les conflits qui ont jalonné sa vie sentimentale, victime collatérale de son investissement professionnel. Avec la franchise et l’humanité qui le caractérisent.

MDLP : Black Passport est construit comme un journal intime. Vous revenez sur beaucoup d’épisodes très personnels. On a presque l’impression qu’il pourrait s’agir de votre dernier livre.

Stanley Greene : Tout le monde pense que c’est un livre testament : pas du tout ! Une partie de moi se révolte contre la manière dont les gens me voient. Je voulais simplement remettre certaines choses à leur place. Notamment par rapport à la perception que les gens peuvent avoir de moi. Mon nom est toujours rattaché à la Tchétchénie, comme si je n’avais couvert que ce conflit. Mais j’étais au Rwanda, au Soudan, dans le Caucase où je me suis rendu régulièrement de 1993 à 2007, en Irak. Et puis peu de gens savaient que j’ai commencé dans la mode. J’avais besoin de rappeler tout ça.

MDLP : On sent dans le livre que l’expérience irakienne vous a particulièrement marqué. Vous dites avoir perdu là-bas quelque chose que vous ne pourrez jamais récupérer. De quoi s’agit-il ?

S.G. : L’Irak est une expérience à part. Une blessure profonde. J’ai laissé mes idéaux en Irak. J’ai vu une telle sauvagerie là-bas. Des corps calcinés dans les rues de Falloujah… Mon Dieu ! C’est tout simplement inimaginable. Au-delà du tolérable. En Tchétchénie ou dans d’autres contrées, je n’ai jamais vu des choses aussi horribles. C’était aussi la première fois que je photographiais des corps de soldats américains. Je me sentais encore plus proche d’eux. Même si, dans chaque conflit je suis toujours du côté des victimes.

MDLP : Parlez-nous de la genèse du livre et de votre collaboration avec l’auteur, Teun Van der Heijeden. Comment avez-vous construit ce récit ?

S.G. : J’ai travaillé trois ans sur ce livre. C’est en fait une conversation. Nous avions l’idée, avec Teun de deux personnes qui se rencontrent à un bar et discutent de la vie. Comme dans un film. Black Passport est une succession de chapitres. À chaque fois, il est question de recommencement. Comme dans le Parrain de Coppola. Le personnage principal, Michael Corleone (NDLR : interprété par Al Pacino), semble en permanence en sursis. Chaque épisode de la trilogie se conclut avec lui. Chaque fois, il revient. C’est la même chose avec Sherlock Holmes : Conan Doyle ne pouvait plus s’en passer. Je me vois un peu comme ces personnages, qui, tels des phénix, renaissent de leurs cendres.

MDLP : Dans Black Passport, il est beaucoup question de guerre. Mais aussi de conflits personnels, notamment avec les femmes. Vous déclarez : « Après toutes ces années, j’ai l’impression d’être un salaud. » Est-il possible d’envisager une relation stable quand on est photographe de guerre ?

S.G. : J’ai été marié cinq ans, ça a mal fini. Ma femme disait : « Je vis avec un fantôme ». Une ex russe était désespérée : « Je ne comprends pas, je suis là pour toi, tu peux me faire l’amour autant que tu veux, mais pourtant, tu préfères partir je ne sais où ! ». Pourtant, chaque fois que je pars, il me faut une raison de revenir. Aujourd’hui, ma partenaire joue un rôle essentiel dans ma vie. On se connaît depuis un an. Une rencontre romantique, dans un aéroport. Elle m’aide à mieux me connaître. Elle m’accorde des moments de fragilité. C’est une relation mature. Elle m’apporte de l’équilibre. Sur le terrain, je me nourris de barre chocolatées. Quand je rentre, ma copine prend son temps pour faire à manger. Elle insiste pour que je m’alimente de façon saine. Elle prend soin de moi. C’est un sentiment très agréable. Je ne pensais pas que ça pouvais m’arriver.

« On ne prend plus le temps de comprendre les gens, d’écouter ce qu’ils ont à raconter »

MDLP : Vous avez pensé emmener l’une de vos petites amies sur le terrain, au Liban dans les années 80. Avant de renoncer…

S.G. : Je lui avais promis. Mais je ne l’ai finalement pas emmenée avec moi. Je pensais que ça aurait été trop dangereux. Elle avait un tel tempérament ! Face aux soldats israéliens, elle ne se serait pas démontée et leur aurait balancé : « Allez vous faire foutre, je vais prendre ces photos ! » Mes collègues étaient aussi contre cette idée. Moi, je voyais ça comme une opportunité de lui faire partager mon quotidien. Mais sur place, la situation était vraiment tendue. J’ai fini à poil devant les soldats israéliens, à un checkpoint. Mon meilleur ami, pourtant israélien, allait même jusqu’à les traiter de nazis ! Mais cette expérience m’a appris à ne plus faire de promesses de ce genre.

MDLP : Vous rappelez également vos débuts en tant que photographe de mode. Et votre vie débridée à San Francisco, dans les année 60. Vos « meilleures années » déclarez-vous. Pourriez-vous revenir dans cet univers ?

S.G. : Je suis dans un trou noir permanent. Il faut se raccrocher à quelque chose. Alors je repense aux bons moments. On ne peut pas avoir de regrets. J’aurais pu rester photographe de mode. Mais j’y vois une forme de prostitution. Même si j’admire beaucoup de confrères dans ce domaine. En tout cas, je ne pourrais pas y retourner. Les photojournalistes sont une catégorie à part. Un peu comme un clan d’individus qui aiment se voir comme « les sauveurs du monde ». Et rejettent tout ce qui existe en dehors…

MDLP : Certains photojournalistes comme James Nachtwey, dans le documentaire War Photographer, affichent une hygiène de vie irréprochable sur le terrain. D’autres avouent savourer quelques bières ou alcools forts le soir venu. Quel est votre comportement en reportage ?

S.G. : Certains photojournalistes aiment se faire passer pour des saints. James Nachtwey ? C’est un ami. Je ne vais pas le balancer. Mais je peux vous dire que c’est un amateur de Vodka ! De nombreuses agences veulent imposer une ligne de conduite irréprochable. Au sein de Noor (NDLR : agence que Stanley Greene a fondé en 2007), il y a des profils vraiment déglingués. Un a le corps couvert de tatouages, un autre va écouter du rock et se défoncer. Ça ne les empêche pas de ramener des reportages incroyables. Chacun gère l’horreur comme il peut au quotidien. Mais sur le terrain, nous sommes de vrais moines. Sinon, on est sûr d’y laisser notre peau. Il faut apprendre à connaître ses limites. Cela dit, si je connaissais vraiment les miennes, j’arrêterais d’exercer ce métier. Mais je crois que toute forme d’autodestruction finit par nous rattraper.

« Si je connaissais vraiment mes limites, j’arrêterais d’exercer ce métier »

MDLP : Vous formulez des propos très durs à l’endroit du numérique. En quoi cette ère est si néfaste à vos yeux ?

S.G. : Je ne suis pas contre. Le numérique offre la possibilité à n’importe qui de devenir un artiste. De contrôler ses images. Ma compagne possède un Canon EOS 5D. Elle fait du studio. Ses images sont sublimes ! Il m’est arrivé de travailler avec des appareils numériques. On parle souvent du duel Canon/Nikon, de rendus chauds d’un côté, froids de l’autre. Je suis sûr d’une chose : un film Tri-X ou un Kodachrome a un rendu reconnaissable entre mille. Peu importe l’appareil. Je suis resté fidèle à Leica. Le meilleur appareil qui ait jamais été fabriqué. J’aime l’incertitude, l’idée que l’on puisse faire des erreurs. Quand on écoute les premiers albums de Jimi Hendrix, sur des vinyles, on entend des petits grésillements. Ça respire l’authenticité.

MDLP : La crise économique n’épargne pas les photojournalistes. Comment faites-vous front avec Noor ?

S.G. : On dit que les temps sont durs. Mais ça a toujours été comme ça ! Il n’y a rien de nouveau. Peut-être les choses s’aggravent-elles un peu plus. Il faut être conscient des images que l’on prend. Il ne faut pas traiter ses sujets comme des objets. On ne prend plus le temps de comprendre les gens, d’écouter ce qu’ils ont à raconter. Les photographes prennent une image, se disent : « Ça y est, j’aurai le World Press ! » Ils rentrent dans leur chambre d’hôtel et retouchent leurs photos… Je respecte tous les photographes qui ont un regard humain. On a une immense responsabilité. Le journalisme est en proie à de graves dérives.

MDLP : Vous continuez à mener des projets sur le long terme. Le reportage sur le chemin de la drogue, effectué en Afghanistan, nous plonge tout droit en enfer…

S.G. : L’Afghanistan reste une expérience très éprouvante. Les gens là-bas sont tous condamnés à mort. Ils n’ont pas la chance d’avoir des médicaments à portée de main comme nous. Les gens oublient ce qu’il se passe ailleurs. Ils sont comme morts. Quand je reviens ici, rien ne semble normal : les publicités nous assaillissent, on se plaint de tout, d’une viande mal cuite… Dans un monde civilisé, on ne sait pas vraiment où l’on va, ce que l’on va devenir. Dans une zone de conflit, on en apprend plus sur soi-même. Aller au front demande du courage. Il faut vaincre sa peur. Je pense que nous avons besoin de tragédies.

MDLP : Ce n’est pas un hasard si votre nom est autant rattaché à la guerre en Tchétchénie : vous vous êtes énormément impliqué auprès de la population. Pourquoi là-bas plus qu’ailleurs ?

S.G. : La Tchétchénie est une obsession. Il n’y a plus d’objectivité quand des obus vous tombent dessus. Vous partagez l’effroi de la population et vous prenez le parti des victimes : à mes yeux, Eltsine essayait aussi de me tuer ! Pourtant, j’aime la Russie. J’y ai vécu dix ans. Mais les gens se sont fait déposséder tout ce qu’ils avaient acquis en travaillant dur. Je revois des images d’hommes et de femmes dignes, travaillant la terre, le corps dégoulinant de sueur. L’opposé de la mafia et de la prostitution qui rongent ce beau pays. Un vrai crime.

« Les images naissent de la manière dont le corps bouge au moment de la prise de vue »

MDLP : Comment définiriez-vous votre travail ?

S.G. : Je suis un photographe-essayiste, comme Eugene Smith (NDLR : Stanley Greene fut son assistant). Je travaille sur la durée. Pas sur le mode « clic-clac Kodak ». Je suis ouvert à beaucoup de choses. À l’art, la littérature, la musique, au cinéma. Tout cela influence énormément mon œuvre. J’adore le peintre Francis Bacon. Je peux rester plusieurs minutes à m’extasier devant un Jackson Pollock et me demander comment il a pu en arriver là. La notion d’art est très importante dans mon travail. Je pense que la photographie est comme une danse. Les images naissent de la manière dont le corps bouge au moment de la prise de vue.

MDLP : Vous partez en Indonésie dans deux jours : un autre projet de reportage ?

S.G. : Je vais à un mariage ! C’est une très bonne amie à moi. J’aime l’idée que l’on apporte des choses en retour. Elle a toujours été là dans des moments durs. Très durs ! Là, je me rends chez Jean-François Leroy (NDLR : nous finissons l’entretien en marchant dans Paris, vers le domicile du directeur de Visa pour l’image). Un vrai mentor, même s’il est plus jeune que moi. Comme Christian Caujolle, qui m’a fait rentrer à l’Agence VU. J’ai une très haute opinion de l’amitié.

- Propos recueillis par Benjamin Favier

- Crédits photos : Benjamin Favier

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- La critique de Black Passport

- Le site de Stanley Greene

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