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Jane Evelyn Atwood : « Le terme "femme photographe" est réducteur, sectaire et sexiste »

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25/06/2019 | Sandrine Dippa

Jusqu’au 31 août, Houlgate accueille le festival Les Femmes S’exposent et le travail de photographes professionnelles aux styles éclectiques. Jane Evelyn Atwood est la marraine de cette deuxième édition.

Le Monde de la Photo : Pourquoi avez-vous accepté d’être la marraine de la deuxième édition du festival Les Femmes S’exposent ?
Jane Evelyn Atwood : Ce festival vise à mettre en lumière le travail de femmes. Vu que je suis connue, lorsqu’on me l’a proposé, je me suis dit « pourquoi pas », surtout si ça peut aider.

MDLP : Rappelez-nous comment vous êtes devenue photographe…
J.E A : J’avais un appareil que j’ai cassé. En l’amenant à la Fnac pour le faire réparer, le vendeur m’a conseillé, à la place, d’acheter un « vrai appareil », car il n’en valait plus la peine. C’est grâce à lui que je suis devenue photographe, puisque j’ai fini par acheter un Nikkormat. Avant ça, je n’avais vu qu’une seule exposition dans ma vie, celle de Diane Arbus. Je n’ai jamais oublié son travail et à mes débuts, j’ai tenté de m’en inspirer. Je voulais photographier des gens différents, qu’on voit peu. J’habitais alors Paris et j’ai pensé que je pourrais les rencontrer à l’occasion de vernissages, des lieux où les gens sont excentriques. Je ne les ai pas trouvés, mais j’ai rencontré une femme qui connaissait une prostituée. Je lui ai demandé de me la présenter. Nous sommes allées au 19 rue des Lombards et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à photographier les prostituées. Je les ai suivies pendant 1 an. Avant ça, je ne savais même pas qu’on pouvait être photographe.

MDLP : Pensez-vous que vous auriez pu réaliser ce travail si vous aviez été un homme ?
J.E A : Non. Il s’agit d’un travail qui doit être fait par une femme, car les prostituées ont des relations compliquées avec les hommes. Même si un homme peut faire ce sujet et de belles images, il va obtenir un autre résultat, car souvent, les femmes vont « jouer » et poser pour lui. À force de rester avec ces femmes, je pense que j’ai noué une réelle relation avec elles et qu’elles m’ont donné quelque chose d’authentique : de femme à femme. C’est cette authenticité que j’ai photographiée.

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Photo : Jane Evelyn Atwood, Série Darya, Badante

MDLP : Tout au long de votre carrière avez-vous rencontré des obstacles en tant que femme ?
J.E A : Oui, de nombreux. Il y en a un en particulier qui me vient à l’esprit. J’ai réalisé un travail sur la Légion étrangère composée d’hommes. Pour l’occasion, j’étais autorisée à photographier le premier régiment de Cavalerie que j’ai suivi à Beyrouth puis au Tchad. Une fois arrivé au Tchad, le général aux commandes a refusé que je suive les légionnaires. Il a clairement fait comprendre que c’était parce que je suis une femme. J’ai dû arrêter ce travail et trouvé un autre sujet à photographier. Souvent, lorsque j’ai des rendez-vous professionnels avec des décisionnaires, pour espérer exposer mes photographies, mon interlocuteur va souvent finir par me draguer au lieu de rester sur un entretien purement professionnel. Les hommes ne sont pas confrontés à ce genre de chose. Parfois, il est aussi arrivé qu’on ne me prenne pas au sérieux. Heureusement les mentalités tendent à évoluer, même s’il y a encore beaucoup de travail à faire. Il faut que les femmes soient les égales des hommes. Surtout en ce qui concerne les rémunérations.

MDLP : Dans le livre Jane Evelyn Atwood de Christine Delory-Momberger vous dites : « Je n’aime pas être considérée comme photographe femme qui fait des photos de femmes. Je ne me pense jamais dans ces termes. Ce sont les autres qui me disent : "Vous êtes une femme photographe". Pourquoi réfutez-vous le terme « femme photographe ? »
J.E A : Je n’aime pas ce terme que je trouve réducteur, sectaire et sexiste. Le jour où nous ne parleront plus de femmes photographes, ça sera une réelle libération pour la femme. Après tout, lorsqu’on pense à Depardon ou Salgado, par exemple, on ne parle pas spécifiquement ’’d’hommes photographes’’. Je pense aussi que le travail que je fais inquiète les gens. Ils veulent m’étiqueter et me mettre dans une boîte pour se rassurer. Je m’intéresse avant tout aux gens et aux mondes clos. Je veux savoir ce qui se passe derrière les murs. Ce qui m’intéresse est avant tout le drame humain.

MDLP : Vos séries traitent de sujets divers tels que la maladie (Jean-Louis/Vivre et mourir du sida), les femmes en prison, les victimes de mines… Concernant votre œuvre, pouvons-nous parler de photographie engagée ?
J.E A : Je suis photographe avant tout. Au final, il y a des gens qui m’intéressent. La photographie me donne la possibilité de les connaître. Je fais du photojournalisme, de la photo documentaire, mais pas seulement. Lorsque j’ai travaillé sur Haïti, par exemple, c’était de la street photography. Je connaissais à peine les gens que j’ai pris en photo. Le travail sur la prostitution est quant à lui un témoignage. Ce n’était pas un travail engagé visant à changer les choses. L’idée était plus de dire : « J’ai connu des femmes extraordinaires, voilà qui elles sont. » Mon réel premier travail militant est celui que j’ai réalisé en 1987. J’ai photographié Jean-Louis, la première personne atteinte du sida qui avait le courage de le dire à visage découvert. Je l’ai suivi pendant 4 mois, jusqu’à son décès. C’était vraiment un travail militant. L’idée était de changer les idées préconçues et d’informer un public ignorant. Mon travail sur les prisons est aussi très engagé, car lorsque je suis entrée pour la première fois dans ces lieux, j’y ai vu des choses inacceptables qu’il fallait dénoncer.

MDLP : Durant le festival, vous exposez Darya, Badante. Parlez-nous de cette série réalisée en Italie…
J.E A : Il s’agit d’une commande de la ville de Bolzano en Italie sur le phénomène d’immigration de femmes venant d’Ukraine auquel on assiste depuis 20-30 ans. Ces personnes appelées des badante viennent en Italie pour s’occuper de personnes âgées, car en là-bas, il est rare qu’on les mette en maison de retraite. Elles sont gardées à la maison et les badante vivent avec elles. Souvent, elles n’ont pas de papiers et ne sont pas protégées. Leurs salaires ne sont pas réglementés et il n’y a aucune inspection, même si certaines d’entre elles gagnent des salaires corrects. Ces Ukrainiennes viennent de régions très pauvres et pour elles, gagner 500 € c’est beaucoup, car en Ukraine, elles n’avaient rien. C’est pour cela d’ailleurs qu’elles acceptent ce travail et des conditions difficiles. Darya, la badante que j’ai suivie, s’occupait de quatre sœurs âgées, gravement malades. L’une d’entre elles était nourrie à la petite cuillère, une autre portait des couches et ne pouvait pas marcher. Elles nécessitaient des soins médicaux très lourds que Darya leur administrait alors qu’elle n’est pas infirmière. J’ai passé 10 jours avec elle pour photographier son quotidien en Italie. Je suis aussi allée en Ukraine voir sa famille et ceux qu’elle a laissés et à qui elle envoyait tout l’argent gagné en Italie.

MDLP : Pour la présentation de cette série, vous avez opté pour des tirages de petite taille. Pourquoi ce choix ?

J.E A : Lorsque nous avons parlé de l’exposition, Béatrice Tupin, la présidente du festival voulait de grands tirages, très à la mode. J’ai préféré un type de tirage approprié à cette histoire, très intime. J’avais besoin qu’ils soient petits. Lorsqu’on m’a proposé le lieu, je me suis dit que c’était parfait et qu’il allait pouvoir contenir et protéger les clichés. Je trouve le résultat ravissant.


MDLP : En dehors de cette exposition, quels sont vos projets ?

J.E A : Je vais exposer une sélection variée à Sedan à l’occasion du festival Urbi/Orbi. Dans la foulée, j’expose dans les Pyrénées un travail en couleur sur les fermes laitières en Lituanie. Sinon, je viens de publier mon treizième livre, Pigalle People, sur les transsexuels de Pigalle en 1978/1979.

- Le site du festival Les Femmes S’exposent

- Le site de de Jane Evelyn Atwood

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