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« Nous voulons témoigner de la vie des Groenlandais et conserver une trace des discussions »

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30/04/2020 | Sandrine Dippa

Olivier Laban-Mattei, photographe documentaire indépendant, et Lisandru Laban-Giuliani, étudiant à Sciences Po, sont respectivement père et fils. Avec « Neige Noire », le duo prévoit de sillonner la côte ouest du Groenland de Uummanaq, à IIlulissat, en passant par Aasiaat, Maniitsoq et Nuuk afin d’aller à la rencontre des peuples autochtones. À l’issue de leur expédition, trois ouvrages composés de photographies et de textes devraient être réunis dans un coffret.

MDLP : Pouvez-vous vous présenter ainsi que le duo que vous formez avec Lisandru Laban-Giuliani ?
O L-M : Je suis photojournaliste depuis 20 ans. J’ai notamment travaillé pour l’AFP comme pigiste permanent à Ajaccio pendant 5 ans avant d’intégrer le staff à Paris en 2005 et entamer mon travail à l’international. En 2010, j’ai quitté l’AFP pour devenir photographe documentaire indépendant. Parallèlement à mon travail pour la presse, je développe des projets photographiques, comme celui en Mongolie pour lequel je me suis installé là-bas à l’issue du premier voyage avec mon fils, Lissandru. Désormais, je reprends la route de la photographie avec ce projet au Groenland.

J’ai toujours entretenu un rapport privilégié avec mon fils Lisandru. Il avait
11 ans lors de notre voyage en Mongolie. Il entrait dans l’adolescence et ce voyage était un moyen de l’ouvrir au monde et de lui donner les atouts pour avancer dans la vie. Il a aujourd’hui 19 ans et notre projet au Groenland marque par là même son entrée dans le monde « adulte ». Je crois beaucoup aux rites de passage. Je pense qu’il faut pouvoir marquer ces temps importants de la vie par des expériences exceptionnelles pour amener à l’éveil de la conscience. Il faut pouvoir se confronter à d’autres vies pour mieux appréhender la sienne.

MDLP : Présentez votre projet Neige Noire actuellement en financement sur Kiss Kiss Bank Bank ?
O L-M : Le réchauffement climatique entraîne une fonte massive de l’Inlandsis groenlandais (la calotte polaire), libérant de la poussière qui teinte la neige de surface en noir. Cette neige perd alors son pouvoir réfléchissant et contribue ainsi à l’accélération de sa fonte. Un cercle vicieux. « Neige Noire », c’est pour nous une analogie du peuple groenlandais qui vit des heures sombres, entre misère sociale, perte d’identité et modifications majeures de leur environnement de vie. Un Groenland loin des cartes postales. Notre périple à travers le pays nous conduira à la rencontre des Groenlandais dans leur grande diversité, du pêcheur au Premier ministre, de l’instituteur au sans-abri. Nous apprendrons de leurs vies, et nous les interrogerons sur leur vision de l’avenir, pour eux, pour leurs enfants, et pour leur pays, comme nous l’avions déjà fait en Mongolie, il y a huit ans. C’est leur histoire, présente et future, que nous conterons, à travers des photographies, à travers un roman. Mais ce sont aussi des questionnements d’un père et de son fils sur l’héritage qu’on laisse, sur demain. Lisandru écrira un roman d’anticipation sur le Groenland de 2051, sur la base des observations émises par les Groenlandais eux-mêmes, et les personnages du livre leur emprunteront traits et émotions. Quant à moi, je resterai dans le présent en réalisant un récit photographique sur la société groenlandaise, au coeur de son intimité. Je choisirai le noir et blanc comme un révélateur d’âmes, portant à nu des vies parfois violentes, soulignant les regards et les attitudes souvent fatalistes face à la puissance d’une nature en colère dans un monde tourmenté.

MDLP : Pourquoi 2051 ?

O L-M : 2051 est l’année de basculement de notre monde, le tournant du siècle, le point d’ancrage de toutes les prévisions climatiques alarmantes mises en lumière par les nombreux rapports du GIEC. Le Groenland est aux premières loges de ces bouleversements. L’Inlandsis fond à vue d’œil et modifie en profondeur la structure de sa société. La manière dont les Groenlandais vont vivre ces changements doit nous éclairer sur la façon d’envisager notre monde et nos propres existences. Par ailleurs, dans 30 ans, le Groenland accédera peut-être à son indépendance, dans un contexte géopolitique réinventé, à la « faveur » du réchauffement climatique. Il suffit d’un référendum. Mais à quoi pourra ressembler la société groenlandaise de demain, à l’aune de ses errances actuelles ? C’est la raison pour laquelle Lisandru a choisi cette date pour installer son roman, dans la suite logique du premier roman d’anticipation de la littérature groenlandaise écrit en 1931 par Augo Lynge (« 300 ans après ») qui, à l’époque, imaginait un pays de cocagne en 2021.

MDLP : Après la Mongolie, pourquoi le Groenland ?

O L-M : Le Groenland est à la croisée des chemins. Sa place centrale en Arctique lui confère un rôle de premier plan dans les enjeux géostratégiques internationaux à venir. Comme en Mongolie, sa population s’expose aux convoitises des puissants, attirés par les richesses de sa terre. Ce « petit peuple » d’à peine 56 000 âmes - le seul peuple autochtone de l’Arctique à pouvoir accéder à l’indépendance - se retrouve en danger de « disparition » face aux appétits des grandes nations et des multinationales. Aujourd’hui majoritairement concentrés dans les quelques villes de la côte ouest après avoir été chassés de leurs villages dans les années 1960, les Groenlandais subissent les affres d’une décolonisation manquée et des mauvaises politiques qui ont suivi. La déstructuration de leur société pour un modèle occidental peu adapté au mode de vie inuit a engendré de nombreux maux. L’alcool détruit les familles, les violences contre les enfants sont légion, l’éducation est à la traîne. La perte d’identité et le désordre social se sont durablement installés dans les foyers.

MDLP : Comment préparez-vous cette expédition ?

O L-M : Lisandru et moi avons passé des mois à nous nourrir de la littérature groenlandaise, à éplucher la presse locale, à lire des thèses, tant sur les questions sociétales que scientifiques, à apprendre de l’histoire et de la culture du pays, à regarder des milliers de photos anciennes de la bibliothèque royale du Danemark. Nous sommes des « collectionneurs » compulsifs de tout ce qui peut avoir un lien de près ou de loin avec notre projet. Nous nous sommes progressivement constitué une base de données très détaillée sur laquelle nous échangeons continuellement. Impossible à mon sens d’appréhender un peuple dans sa complexité sans ce travail préalable. Comment pourrions-nous sinon prétendre raconter la vie des gens et faire un travail documentaire crédible ? J’ai par ailleurs effectué un premier voyage de repérage de cinq semaines en janvier dernier, dans la capitale, Nuuk, dont les photos publiées ici sont tirées. J’y ai noué de nombreux contacts qui nous serviront par la suite. J’ai aussi passé deux semaines dans la prison ouverte de Nuuk, avec des prisonniers, pour avancer dans ma compréhension des problèmes sociaux du pays. J’ai fourni une première matière à Lisandru, des informations importantes et des « impressions photographiques », pour l’aider à approfondir sa réflexion et se préparer dans les meilleures conditions.

MDLP : Qu’en est-il des différentes étapes sur place (tracé, villes visitées, escales...) ?

O L-M : Nous envisageons de nous rendre dans les principales villes du pays, car elles concentrent dorénavant l’essentiel de la population et révèlent ses errements, ses questionnements. Nous irons à Uummanaq, à IIlulissat, à Aasiaat, à Maniitsoq et à Nuuk. Nous allons aussi visiter quelques villages abandonnés de la côte ouest, témoins d’un exode récent et d’une culture en dépression. Et enfin, si le budget nous le permet, nous partirons aussi dans le sud de l’île, où un projet de mine d’uranium effraye les habitants. Mais au-delà de ces destinations de principe, nous ferons évoluer notre voyage en fonction des personnes que nous rencontrerons. Il faut savoir s’adapter aux situations et se laisser porter, mettre de côté ses certitudes et voguer au gré de l’inconnu.

MDLP : À l’issue de votre périple, vous devriez produire trois ouvrages. À quoi ressembleront-ils ?
O L-M : Nous voulons à la fois témoigner de la vie des Groenlandais, au présent et au futur, mais aussi conserver une trace des discussions que Lisandru et moi aurons sur place entre nous. Les trois ouvrages, un livre de photographie, un roman d’anticipation, ainsi qu’un recueil des échanges et réflexions entre un père et un fils, seront réunis dans un coffret. La mise en page et le contenu dépendront du résultat de notre travail. L’ensemble sera aussi traduit en Kaalallisut, la langue vernaculaire de l’île, car il est important de ramener le sujet aux principaux intéressés.

MDLP : Quel équipement photo pensez-vous privilégier sur place ?

O L-M : J’ai toujours voyagé léger. Je n’aime pas travailler avec du gros matériel, car il m’empêcherait de me déplacer aisément ; or l’aptitude d’un photographe à se mouvoir discrètement dans son espace est gage d’images sincères et justes. Il permet aussi, sur le long terme, d’éviter de s’abîmer physiquement. De plus, par respect pour mes sujets, je m’efforce d’adopter une attitude humble face à eux, qu’un gros appareil photo viendrait briser. J’ai besoin de montrer mon visage. Ne pas me cacher derrière le boîtier, être le moins agressif possible. Il faut que la personne photographiée se sente à l’aise, qu’elle soit elle-même. Je travaille ainsi avec deux petits boîtiers, l’un monté d’un 35 mm, l’autre avec un 50 mm, et un petit 28 mm dans ma besace.

MDLP : À quoi le financement servira-t-il concrètement ?

O L-M : Voyager dans un pays arctique nécessite beaucoup d’argent. Le coût de la vie est conséquent, car tout est importé, et nos seules économies ne suffiront pas à prendre en charge la totalité du périple. Le financement participatif nous permettra de payer les voyages intérieurs, car la particularité du Groenland est que les différentes villes ne sont pas reliées entre elles par un réseau routier. Chacune est isolée des autres et les connexions ne peuvent se faire que par air ou par mer, ce qui est très coûteux. Il faudra aussi, souvent, être accompagné d’un traducteur, car tout le monde ne parle pas anglais. Nous voulons que ce voyage soit aussi un partage avec ceux qui nous aideront. Nous proposons d’offrir en échange de leur soutien des tirages photo numérotés et signés ainsi que les livres, à parution.

MDLP : Quels sont vos autres projets ?

O L-M : Je suis partisan d’un seul projet à la fois. Cela demande un investissement total. Je me voue corps et âme à ce projet et mon cerveau ne peut se passionner avec autant d’intensité pour d’autres en même temps. Pour bien faire les choses, je pense qu’il faut s’adonner pleinement. Comme on dit chez moi, en Corse, chi va pianu va sanu e chi va sanu va luntanu.

Photos : Olivier Laban-Mattei

kisskissbankbank.com/fr/projects/neige-noire
instagram.com/labanmattei
facebook.com/projetneigenoire

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