Moine bouddhiste, philosophe, interprète français du Dalaï-lama, Matthieu Ricard est aussi un excellent photographe.
Il a notamment réalisé de magnifiques clichés de paysages montagneux, ainsi que des portraits de grands maîtres tibétains, au cours des quarante-cinq années qu’il a passées dans l’Himalaya. À l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, Hymne à la beauté, nous l’avons rencontré à la galerie Yellow Korner, sise en face du Centre Georges Pompidou, à Paris, le 27 avril dernier. Deux jours après le terrible séisme qui a sévi au Népal : un événement qui touche particulièrement Matthieu Ricard, créateur en 2000 de l’association Karuna-Shechen, fière de cent-quarante projets au Népal, au Tibet et en Inde.
MDLP : Comment conciliez-vous photographie et méditation ?
Matthieu Ricard : J’ai fait un livre qui s’appelle Le voyage immobile (Éditions La Martinière) : je suis resté assis pendant un an à attendre la lumière. En fait, je n’ « attendais » rien puisque j’étais là pour une retraite dans un ermitage. J’avais 200 ou 300 km d’Himalaya devant moi, des paysans, des oiseaux qui se posaient, de temps en temps des insectes bizarres, la brume à 2 km autour d’un monastère perché sur une colline. Contrairement à mes amis Yann-Arthus Bertrand ou Olivier Föllmi, qui parcourent les cinq continents, je réalisais des photos de paysage sans bouger. Pas une photo de ce recueil n’a pas été prise à plus de 100 m de mon ermitage. Certaines images d’un arc-en-ciel devant l’Himalaya ont été prises au 12 mm, d’autres avec un 400 mm. Je voyage au travers de l’objectif, avec les heures du jour et de la nuit — il m’est arrivé de photographier la pleine lune sur la brume à 3h du matin. Quand il se passe quelque chose, je suis là. Quand il ne se passe rien, je pratique la méditation. Parfois, je ne fait aucune image pendant quinze jours, puis brusquement surgit une lumière, une situation, un moment magique et je suis présent pour l’admirer. La force de l’image, sa beauté s’impose à vous. Cartier-Bresson disait : « Les photos me prennent et non l’inverse ».
Il y a pourtant bien des images que vous allez chercher ?
Il y avait une photo emblématique d’Ansel Adams pour moi : un lac avec des roches au premier plan, fait à la chambre, avec une grande profondeur de champ et des montagnes en arrière-plan. Au Bhoutan, après quatre jours de marche dans les montagnes, j’ai vu une scène similaire avec un lac et des glaciers de 7 000 m en arrière-plan. Il y avait du vent, les conditions n’étaient pas bonnes. J’ai dit à mes amis que j’allais dormir sur place, bien que nous ayons laissé nos tentes beaucoup plus bas dans une vallée. Je savais ce qui allait se passer au lever du jour. À 6 h du matin, le lac était comme un miroir et j’ai eu une image proche de celle d’Adams. Je l’ai prise au 12 mm avec un filtre gradué de densité neutre. Ça valait bien quatre jours de marche…
Votre enthousiasme semble intact…
Lorsque j’exposais au Festival de Montier-en-Der avec mon ami Vincent Munier, je montrais mes images à Jim Brandenburg, photographe bien connu de National Geographic. Il m’a dit : « ce qu’il y a de bien avec toi, c’est que tu montres toujours de l’enthousiasme vis-à-vis de tes photos. » Un jour, au Tibet, où je suis allé vingt-cinq fois, nous roulions à 20 km/h sur une route cabossée, à 4 700 m d’altitude, en route vers un col situé à 5 200 m, qu’il fallait passer avant la nuit. À un moment, je vois au travers du pare-brise une incroyable montagne rocheuse. Tout le monde était bien fatigué et mes amis m’ont dit « tu l’as déjà fait ce genre de photo mille fois ». Je leur ai répondu : « accordez-moi cinq minutes, de grâce ! » Cette image est aujourd’hui l’une de mes préférées.
On ne voit jamais de violence ou de misère sur vos clichés, bien qu’elles soient présentes dans les pays où vous vous rendez. Comment réagissez-vous dans de telles circonstances en tant que photographe ?
Je ne photographie pas la tragédie, la misère, que j’ai vues souvent bien sûr. J’ai choisi de ne pas faire des photos étonnantes, parce qu’elles auraient véhiculé un message qui n’est pas le mien. Un jour, en Inde, des centaines de personnes passaient le long d’une série de colonnes de pierres avec des espacements tous les cinquante centimètres. Et il y a avait des centaines de mains de mendiants qui passaient dans ces espaces. Une scène étonnante certes. Mais je n’avais pas envie de la prendre. Les images de souffrance et d’ignominie sont nécessaires pour éveiller les consciences et inspirer la détermination à intervenir, mais ce n’est pas ma vocation. Durant 45 ans de vie passés dans l’Himalaya, j’ai eu le privilège de photographier mes maîtres spirituels et le monde dans lequel ils évoluent. Mon but est de partager avec les autres la beauté, la force et la profondeur de leur univers. La beauté et la dignité peuvent coexister avec la souffrance la plus intense, et l’espoir peut survivre même à la destruction et la persécution la plus totale. Tous les bénéfices de mes livres, de mes photos et de mes conférences sont reversés à des projets caritatifs dans lesquels je suis engagé. Si je vois des gens dans la misère, je crée une structure et j’essaie de les aider.
Y a-t-il une photo que vous regrettez de ne pas avoir prise ?
Il y en a une qui est toujours dans ma tête. C’était à Calcutta. Je vois passer un homme qui tire tant bien que mal une calèche, avec derrière le cheval qui suit au bout d’une corde. Cette photo là, je l’ai encore dans la tête.
Quel type d’appareil utilisez-vous ?
J’ai appris la technique avec un photographe animalier, André Fatras. Au départ je photographiais en 6 x 6. Quand je suis parti en Inde, j’avais un Pentax 24 x 36 avec trois ou quatre objectifs. Puis j’ai eu deux Nikon FM2 pendant vingt-cinq ans avec des focales de 20 à 200 mm. Quelques-unes des photos les plus belles que j’ai prises ont été obtenues en ne prenant qu’un seul cliché du fait que je n’avais pas le sou et consommait rarement plus d’une trentaine de films dans l’année. Plus tard, j’ai rencontré Yann-Arthus Bertrand, qui me donnait souvent des pellicules, ce qui me laissait un peu plus de liberté. C’est aussi lui qui m’a incité à passer au numérique en 2 000. Un musée américain, le Rubin Museum of Art, auquel j’avais offert douze mille clichés sur l’art himalayen, m’a équipé d’un Canon EOS-1Ds. J’ai été conquis et n’ai pas changé de marque depuis.
Vous retouchez vous-mêmes vos fichiers ? Quelles solutions privilégiez-vous ?
En post-production, mon but n’est pas de coller des oiseaux où il n’y en a pas ou effectuer d’autres artifices du même genre. J’essaie de retrouver la lumière, les couleurs et l’impression esthétique que j’ai eue en contemplant la scène que j’ai photographiée. Je développe mes Raw avec DxO Optics Pro et utilise Photoshop. Je prépare un livre N&B pour la rentrée et me sers pour cela de Silver Efex Pro 2.
Vous avez créé l’association Karuna-Shechen, la catastrophe survenue au Népal doit particulièrement vous affecter…
À la suite des tremblements de terre qui ont dévasté le Népal, l’équipe de la Shechen Clinic (cinquante personnes soignant quarante mille patients par an) fondée par Karuna-Shechen en 2000, est en pleine activité dans les villages dévastés. Nous allons poursuivre nos efforts sur le long terme de manière adaptée aux besoins.
Propos recueillis par Benjamin Favier
Cet entretien a eu lieu deux jours après le terrible séisme qui a sévi au Népal : un événement qui touche particulièrement Matthieu Ricard, qui a créé l’association Karuna-Shechen, à Katmandou, en 2000. Une quarantaine de ses images seront exposées et proposées à la vente au festival Vincennes Images, dont Le Monde de la Photo est partenaire. La première édition de cet événement se déroulera en fin de semaine, du 29 au 31 mai. L’intégralité des recettes perçues sera reversée à l’association Karuna-Shechen, pour venir en aide à la population népalaise.
En outre, une ExpoEphémère a lieu dans toutes les galeries Yellow Korner, jusqu’au 14 juin. De nombreux tirages de Matthieu Ricard sont disponibles à la vente. Des tirages d’art signés sont disponibles sur le site www.photoby.fr. Matthieu Ricard a publié sept ouvrages de photographies aux Éditions La Martinière, dont l’intégralité des droits d’auteur est reversée à Karuna-Shechen.
Crédit photo d’introduction : © Benjamin Favier
Le site de l’association Karuna-Shechen
Lire notre chronique d’Hymne à la beauté (coéditions La Martinière/Yellow Korner) dans le numéro 76 du Monde de la Photo, actuellement en kiosque
Messages
1. Matthieu Ricard : « Soudainement, il y a une lumière, un moment magique et je suis là », 25 mai 2015, 09:32, par Gyloup
Mr Matthieu Ricard, beaucoup de respect et d’admiration pour ce que vous êtes et ce que vous faites.
2. Matthieu Ricard : « Soudainement, il y a une lumière, un moment magique et je suis là », 25 mai 2015, 14:51, par GéGé
Entièrement d’accord avec "Gyloup".
Pour avoir lu (et mis dans ma bibliothèque) quelques ouvrages photographiques de M. Matthieu Ricard, dont notamment "un voyage immobile" et "Bhoutan terre de sérénité", je ne peux qu’applaudir au talent de son auteur.
Et que penser de ce pays, le Népal, qui souffre tant, et que j’ai connu en 2012...
3. Matthieu Ricard : « Soudainement, il y a une lumière, un moment magique et je suis là », 25 mai 2015, 14:52, par christophe54760
La lecture de cet article m’a fait connaitre ce personnage, certes médiatique, mais que je ne connaissais pas vraiment. Cela m’a donné envie d’acheter l’un de ses livres photo, et de fil en aiguille, j’ai découvert - et commandé - l’un de ses livres "spirituel"
4. Matthieu Ricard : « Soudainement, il y a une lumière, un moment magique et je suis là », 26 mai 2015, 06:59
La souffrance est partout, et pas seulement au Népal. Il faut saluer à la fois l’artiste qui transcende son univers et l’homme qui positive et dont l’altruisme devrait faire école auprès de bien des gens dont la notoriété ne sert qu’à se remplir les poches. Bien peu se rendent compte que faire du bien aux autres fait aussi du bien à soi même ! Avec salgado, voici un autre grand humaniste photographe. Respect.