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Raymond Depardon : « Le voyage m’a sauvé la vie »

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27/04/2016 | Benjamin Favier

Pour réaliser Les Habitants, long-métrage en salle dès aujourd’hui, le cinéaste a sillonné la France pendant trois mois, en caravane, de Charleville-Mézières à Nice en passant par Sète et Cherbourg.

Son but, écouter ce que les gens, rencontrés dans la rue, avaient à dire, sans leur poser de questions, les laissant converser dans l’intimité de la caravane, devant la caméra. Pendant ce temps, Depardon photographie la vie autour avec son Leica, d’où la parution simultanée d’un livre éponyme. Il nous explique pourquoi il lui tient tant à cœur de photographier, filmer la France, mais aussi son indéfectible besoin de voyager. Âgé de 75 ans, il affiche une envie intacte de prendre la route.

- Quelle était votre intention de départ avec ce film, en filmant tous les protagonistes dans un cadre similaire, dans une caravane, sans qu’aucune question ne leur soit posée ?

Je voulais réaliser des instantanés sonores, filmés et non posés. C’est exactement la même démarche qu’avec l’instant décisif. On vole des photos, il faut les saisir, sinon on tombe dans la pose. Si on soumet une question à quelqu’un, on oriente complètement la tournure des choses.
Quand j’ai commencé à faire du cinéma, j’ai découvert les plans-séquences, le cinéma-vérité, le cinéma direct. Aujourd’hui, tout cela est un petit peu loin, mais je sentais qu’il fallait qu’il y ait un dispositif et des contraintes pour pouvoir un peu, même partiellement et de manière très impressionniste, essayer de filmer les habitants et leurs conversations.

- Pourquoi avoir intitulé ce film Les Habitants et pas Les Français ?

C’est plus les habitants par rapport à la responsabilité que l’on a en tant que citoyens. Il ne s’agit pas de vie privée, ces problématiques nous concernent. Il me semblait que les villes moyennes – ni la ruralité, ni le périurbain – étaient un peu délaissées, au nord au sud du pays. Je ne savais pas ce que leurs habitants pensaient, s’ils étaient très proches des événements, par exemple des attentats de Charlie Hebdo ; est-ce qu’ils étaient concernés par la mondialisation d’une manière différente…

- Les paysans portaient un regard sur une classe socioprofessionnelle très précise. Vous semblez de plus en plus élargir le cadre depuis 2004 sur vos travaux dans l’hexagone…

Comme j’effectue beaucoup de navettes entre la province et Paris, je m’efforce d’avoir un point de vue un peu général, comme je l’ai fait en 2004 (NDLR : La France de Raymond Depardon 2004-2010). Quand j’ai commencé ce projet on m’a dit « tu déconnes, c’est inphotographiable la France ». Dans les librairies, il n’y a rien sur la France. Il n’y a que des morceaux de France, avec des régions toutes plus belles les unes que les autres, toujours avec le fameux « terre de contraste » en exergue. Pourquoi ne pas faire toute la France ? Je me disais qu’il fallait essayer de prendre de l’altitude. Si je fais un film et que je laisse les gens un peu s’exprimer, je n’en aurai qu’une trentaine ou une vingtaine, mais tant pis. Nous avons filmé cent-quatre-vingt personnes pour en sélectionner vingt-cinq au final. Pendant un mois, j’ai regardé le film en projection – je fais partie de cette génération qui projette les films. Nous sommes arrivés à une espèce de concentré, le plus équilibré possible.

- Que nous disent ces gens sur la France ?

Ils disent beaucoup de choses. Ils disent des choses que je ne lis pas dans les éditos des grands quotidiens économiques. Ils nous disent que la famille est encore un lien très fort. Que les femmes n’ont pas encore vraiment trouvé leur place. Que les familles recomposées ont atteint toutes les couches de la société : cela engendre une perte de temps, d’énergie, il faut deux appartements… C’est bizarre, il n’en ressort pas tellement de colère sur la mondialisation, sur la politique, mais sur le quotidien plutôt.

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Deux des protagonistes du film Les Habitants.
© Raymond Depardon / Magnum Photos

- Le son semble être le pivot du projet avec un langage fleuri, des accents ou des expressions qui renseignent sur les lieux, les origines sociales… En quoi le livre est-il complémentaire du film ?

Une des particularités qui sépare mon travail sur la photo et le cinéma, c’est l’écoute. C’est la troisième voie, qui n’est forcément pas la mienne au départ. Je ne fais pas de photos quand je fais un film, car il y a un plus, qui constitue au moins 50 % de l’œuvre, c’est cette bande-son, avec Claudine Nougaret, qui est ingénieur du son et productrice. Je n’existerais pas comme cinéaste si j’avais fait de la photo animée.
Sur Les Habitants, pendant le tournage, je m’ennuyais un petit peu et je voyais qu’autour de moi, il y avait des photos à faire. J’ai utilisé un film Kodak qui a la particularité d’avoir un rendu Tungstène, très doux. Au cours de mon projet sur la France à la chambre 20 x 25, j’ai confié à une chef opératrice française que six heures par jour, six mois par an, la France est tungstène. Elle m’a répondu que ce n’était pas possible, mais je lui ai dit que si, d’octobre à mars, six heures par jour, on est dans le tungstène, on a une lumière froide, plus douce. J’ai donc chargé mon Leica avec ce film, le même qu’il y avait dans la caméra. Ça me plaisait bien, car on était aux mois de mai, juin et juillet, c’était lumineux, même dans le nord. La France est très lumineuse. Et plutôt gaie : on a tendance à penser, vu de Paris, que la province est triste, ce n’est pas le cas.

- Dans L’être photographe, recueil d’entretiens avec Christian Caujolle, vous parlez de la difficulté de travailler en France, en disant que vous rentriez tous les quinze jours chez vous entre 2004 et 2010 alors que vous pouviez passer huit mois d’affilée au Tchad…

C’est plus dur. Il s’agit de l’endroit d’où on vient, où on a de la famille, on est plus atteint personnellement. Les Français ont un drôle de rapport avec leur territoire. Quand on parle aux Américains, ils expriment toujours une fierté à photographier éternellement Les Rocheuses, alors qu’ils ont exterminé les Indiens. Ils auraient eux aussi dix mille raisons de culpabiliser. Pas du tout ! Ils s’approprient leur pays, même des exilés comme Robert Frank. Il faut travailler sur la France. On ne travaille pas assez sur la France, tous supports confondus, photographes, cinéastes, moi le premier.

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La caravane qui a servi où les protagonistes ont été filmés, quelque part en France…
© Raymond Depardon / Magnum Photos

- Lors de la trilogie Profils paysans, vous avez pris vos sujets en photos : pourquoi ne pas avoir photographié les protagonistes des Habitants ?

J’avais des textes magnifiques sur les paysans, je ne voulais pas les laisser perdre et je les avais photographiés avant, après, pendant. Là, les gens sortaient de la caravane, ils étaient pressés et il y a le droit à l’image aussi. Ce n’est pas facile en France. J’étais récemment avec Martin Parr à Londres, je lui ai dit : « Est-ce qu’on peut faire les photos que l’on veut dans la rue ? » Il m’a répondu : « Raymond, tu me vexes ! ». Je contrôle toute ma chaîne de production, donc je veille aux légendes et j’évite de faire des photos qui pourraient porter atteinte ou préjudice. Mais je me dis qu’il faut photographier la rue. Pour le film, nous avons fait des contrats pour chaque personne, des cessions, comme nous l’avions fait pour des projets précédents au Palais de justice notamment (NDLR : Délits flagrants, 10e chambre – Instants d’audience). Je fais aussi attention au montage à ce que les personnes ne soient pas dénaturées.

- L’élection présidentielle approche : une partie de campagne comme celle où vous avez suivi Giscard en 1974 aurait-elle un sens aujourd’hui ?

Oui, ça aurait un sens. Mais il y a trop de communicants maintenant. Les candidats vont aller se confronter à cette France que j’ai montrée dans Les Habitants, qui ne sera pas forcément là à leur tendre la main, mais il faudra l’écouter. Il y a plein de gens qui ne viennent pas dans les meetings politiques. Il faut en tenir compte. Faire un film serait intéressant. Mais je crois que c’était un âge d’or quand j’ai tourné Une partie de campagne en 1974 avec Giscard. Je vois bien là comment Hollande se comporte avec les caméras. Il maîtrise, il fait très attention, il se contrôle. Peut-être un jeune, Macron ou Le Maire, pendant qu’ils sont dans cette période-là, un peu hésitante…

- Vous avez souvent parlé de la colère comme moteur : vous en êtes où avec la colère ?

Elle est toujours un peu là. Elle s’estompe avec l’âge. On est plutôt coléreux ou révolté quand on est jeune. La colère ou l’orgueil paysan a toujours agi comme une motivation chez moi : la peur de retourner travailler à la ferme, car je n’étais pas doué pour accomplir ce métier de cultivateur ; mais aussi pour me stimuler et m’améliorer. Comme cette curiosité qui me motivait d’aller voir ce qu’il se passait ailleurs, les étrangers, les Anglais, les Américains, les parutions, ce que font les autres.
Puis finalement de se donner les moyens, matériels. Moi qui suis Français dans une agence anglo-saxonne (NDLR : Raymond Depardon est membre de Magnum Photos), je sais très bien l’importance que revêt cette expression. Qu’est-ce qu’on entend par là ? Il faut avoir le bon matériel, qu’on aime bien, qu’on a essayé, avoir le bon outil en fonction du sujet. On peut faire de très grands films avec de petites caméras ou l’inverse, simplement, il ne faut pas rater son coup.
La colère je l’ai toujours. L’autre jour, j’ai fait un editing en choisissant des photos liées au mot protestation. J’en retrouvais plein. Dans des travaux différents. Je me souviens d’un très beau titre, en couverture du magazine Time : « The face of protest » (NDLR : paru en octobre 2014). Je me suis dit moi aussi, j’ai plein de visages qui l’expriment. En 1968, par exemple, à Mexico, les gens levaient le poing. Protestation est un mot-clé. Comme j’ai pas mal d’années derrière moi, j’essaie de trouver des mots-clés pour rassembler mes images.

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Raymond Depardon lors de l’entretien à Paris, en avril 2016.
Photo : Benjamin Favier

- Comment rester neutre derrière une caméra ou un appareil ?

Il est compliqué de rester neutre en tant que photographe. Il y a des moments où on tombe sur des choses extraordinaires. Je me souviens en l’an 2000, je partais au Tchad clandestinement en passant par la Libye et je suis tombé sur des migrants qui se déplaçaient à pied. Je voyais des silhouettes au loin, je me demandais si c’était des coupeurs de route. C’était une vision impressionnante. Je n’avais jamais vu cela. Ils avaient l’air assez sages. Je leur ai donné toute mon eau minérale. Ils venaient du golfe de Guinée, avaient traversé tout le Sahara pour rallier les côtes libyennes et franchir la Méditerranée. On ne sort pas indemne d’une situation comme celle-là.

- Vous revenez souvent sur des lieux où vous avez travaillé, des années après, pourquoi ce besoin ?

J’aime beaucoup ça, revenir sur les lieux du « crime ». Je ne veux d’ailleurs pas découvrir trop de nouveaux pays, car cela va générer encore plus de retours. Je me souviens d’un Paris-Dakar ; je me suis assis en haut d’une dune, et je me suis dit : « Tu as quand même fait La captive du désert (NDLR : long-métrage sorti en 1990 avec Sandrine Bonnaire) Raymond, ça va mieux. » Il y a de grands thèmes que j’ai avancés, sans forcément tourner la page. La ruralité, nous en parlions, du fait que mes parents ne sont plus là, que la ferme a disparu, que je suis parti pour aller chercher ce monde de mon enfance qui existe encore quand même, un petit peu. J’ai retrouvé cette sagesse, cette puissance, les valeurs du vivre ensemble, du patrimoine. Si je devais refaire quelque chose, avec quel outil ? Peut-être qu’il faut trouver un nouvel outil. Cette contrainte va m’obliger à repartir sur un thème qui m’est cher : désert, paysan, ville, Patagonie, Berlin, peu importe. Il ne faut jamais arrêter.

- Quitte à s’exposer à la nostalgie, aux remords, comme dans La colline des anges (éditions du Seuil) ?

C’est une période qui était importante pour moi. J’arrivais au bout de quelque chose. Je pense que le voyage est toujours une confrontation importante pour le photographe. Pour le cinéaste aussi, mais c’est plus difficile avec le road-movie. Il y a des « tartes à la crème » qu’il faut maîtriser, mais qui sont toujours un challenge. Aller voir un petit peu la misère, et la douleur des autres. On relativise beaucoup plus. Je pense que je suis un peu moins bête parce que j’ai vu cela, je suis moins arrêté sur des idées préconçues qui pourraient me gagner. Du coup, j’ai fait des photos et rassemblé des gens par mon regard.

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Raymond Depardon lors de l’entretien à Paris, en avril 2016.
Photo : Benjamin Favier

- Vous avez loué « la solitude heureuse du voyageur », mais vous voyagez de plus en plus en binôme…

Je préfère voyager tout seul. Le voyage m’a sauvé la vie. Au fond, le fait d’être envoyé, dans la première partie de ma vie au bout du monde sans parler une langue étrangère, ça m’a obligé à me débrouiller. Je me suis même surpris quelques fois à me dire : « Mais où tu as dormi quand tu as fait cette photo ? ».
Je vois bien qu’il faut continuer ces errances. Il faut continuellement confronter son regard au monde. Et on peut le faire près de chez soi. C’est dur de photographier, rephotographier les lieux qu’on aime bien, en découvrir d’autres. Je viens de réaliser une commande dans les rues de Tokyo. C’est l’idéal, personne ne vous dit rien, il n’y a pas plus facile. Et à la fois, comme il y a Daido Moriyama et Araki, ce n’est pas simple, car les photographes japonais sont forts, et depuis longtemps. Je me sens très proche d’eux. Quelque part, leur but n’est pas tellement de mettre leurs images sur des cimaises, mais d’éditer des livres. J’aime voyager, ça gamberge dans ma tête, il le faut.

- Propos recueillis par Benjamin Favier

Le film

- Les Habitants
- Un film de Raymond Depardon
- Wild Bunch Distribution
- 84 min
- Sortie le 27 avril 2016

Le livre

- Les Habitants
- Par Raymond Depardon
- Éditions du Seuil
- 15 x 22 cm
- 160 pages
- 25 €

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